L'autre jour, je vois ceci à la FNAC
Quelle n'est pas ma stupéfaction quand je me rends compte que ce CD reprend l'essentiel d'un des rares disques dont je sois réellement tombé amoureux, et qui bien entendu n'a jamais été réédité depuis 20-25 ans. Je m'en souviens parfaitement, c'était un 45 tours que j'ai dû emprunter avant 1985 à la discothèque municipale à Nancy, à l'époque où elle était encore dans les combles de la mythique Bibliothèque municipale.
J'ai du mal à me souvenir de la façon dont j'ai entendu, adolescent, ce disque, mais je me souviens d'un triple choc : la découverte des Dichterliebe, de l'univers du lied plus généralement, et enfin de la voix de Fassbaender. Dichterliebe, c'est la quintessence de l'oeuvre vocale de Schumann, une oeuvre très dispersée sur le plan émotionnel (comme Carnaval ou l'Humoresque) un cycle plus dense et plus varié que l'amour et la vie d'une femme. L'ironie cruelle de Heine combinée au sens du non-dit de Schumann (les postludes du n°16 évidemment mais aussi du n°10 ou du n°6) permettent l'exploration de toutes les nuances du dépit amoureux, de la catatonie à l'insulte en passant par le sarcasme.
Je pense que ce cycle convient particulièrement à Fassbaender. Dans cet enregistrement de 1983, elle est au mieux de sa forme vocale, avec la variété de timbres qui la caractérise (du velours au métal, en restant à la lisière de la fêlure), une diction à la fois intelligible et hallucinée. Fassbaender est aussi l'une des grandes mezzos à s'être appropriée tout le répertoire des lieder pour voix d'hommes : elle va jusqu'aux quatre chants sérieux (pour basse !) de Brahms. Cette longue intimité avec ce répertoire provient sans doute d'abord des leçons de son père. Le remplacement de l'homme par la femme dans le lied romantique est bien plus troublant que l'usage du travesti dans l'opéra baroque, à mon sens : il accroît la distance entre la chanteuse et l'objet de son chant. Je ne suis pas sûr qu'elle aimerait cette description, mais il me semble que Fassbaender a incarné de façon convaincante, que ce soit au lied à l'opéra - je pense à Geschwitz ou Brangäne - le dépit amoureux poussé jusqu'au métaphysique, l'amour monstre, passez moi l'expression, transgenre...
L'appropriation par une voix de femme du répertoire masculin est féconde mais ne va pas sans problèmes. Là où les chanteurs passent en force (ils sont tous à trompetter dans Im Rhein, im heiligen Strome, par exemple), Fassabender pallie le manque de puissance dans les graves par un tempo lent. Le tempo lent donne quelque chose de très étrange dans le n°1, le mois de mai où "alle Knospen sprangen" ; quelque chose comme une méduse qui se déploie, des volutes un peu lourdes d'une fumée capiteuse : elle fait planer le drame là où il n'est pas encore dans le texte. Ou bien dans le n°4, première manifestation d'ironie amère dans le texte (Doch wenn du sprichst: ich liebe dich! So muß ich weinen bitterlich, pris très lent, dans un silence sépulcral). Ou enfin dans le n°15, quand on comprend, moment déchirant, que la bacchanale quasiment satanique du début du lied n'était qu'un rêve, que du rien (Zerfließt's wie eitel Schaum).
J'aime aussi cette façon hallucinée qu'elle a de faire sonner la langue allemande (son schauern und beben, dans le n°5; l'incroyable série de verbes du n°9 (ein Klingen und Dröhnen, ein Pauken und ein Schalmei'n et puis après schluchzen und stöhnen), ou encore dans le n°3 cette façon qu'elle a de rebondir sur Taube. Un des sommets du cycle reste pour moi le n°13(Ich hab' im Traume geweinet) où elle est terrifiante de douleur rentrée.
Je mets dans une nouvelle radio Lied tout le cycle, pour que vous puissiez juger sur pièces. J'ai vidé ma radioblog canal historiquede tout ce qui allait du lied à la mélodie en passant par la chanson française, hors opéra et musique religieuse (il y en a pour tous les goûts...je viens de réécouter Annie Anna de Trenet, où Bratislava rime avec refaire ma vie).