Le spectacle insupportable de l'humiliation d'un homme à tout faire. D'abord, la pression sociale dans toute son horreur. Dans le décor unique de Marthaler, pas d'intimité, on rentre et on sort comme dans un moulin, tout est common knowledge, vu et su par tout le monde, enfants compris; on y voit même un pianiste, qu'on n'a pas remarqué entrer et qui joue après la fin de l'acte I, pendant la pause, l'accord final du 1er acte - que l'on réentendra à la toute fin de l'opéra -, et qui se se fait littéralement renverser par cette brute de Tambour Major, à la fin de l'acte II. C'est la pression sociale, et aussi l'oppression des classes dites supérieures, ce capitaine qui trouve que Wozzeck est trop agité et n'a pas de morale, ce docteur qui reproche à Wozzeck de pisser dans la rue (tiens, la partition dit tousser - qu'il me soit permis de tousser -). Tout cela est désagréable mais laisse plutôt froid.

Cela change avec plusieurs scènes graduellement insupportables; celle du cageot (les insinuations vicieuses du docteur), la scène du bal (où Marie s'exhibe avec son bellâtre) puis la scène de la caserne (où le bellâtre anéantit Wozzeck - littéralement il lui pompe l'air, lui qui se permet de sifflotter la rengaine du Und meine Seele stinkt nach Branntewein).

Au dernier acte, le plateau est déserté pour le dernier face à face. Marthaler fait de la scène du meurtre (celle du rite, celle du si, La note) une scène d'amour, douce et solennelle (deux longs baisers pour un adieu à une bouche rouge). Après l'onde hurlante, la scène du rythme unique frappe par sa construction; un apparent désordre (les rythmes superposés, à des tempi différents), pendant lequel Wozzeck s'agite seul avec Margret, prélude à une mise en accusation implacable (une montée du rythme sur un tempo unique), avec le choeur qui boucle la scène comme un cordon sanitaire. Dans la dernière scène, les gamins, comme sur des bancs de classe, hurlent leur texte en allemand (qu'on ne peut s'empêcher de qualifier de scolaire); l'effet se veut terrifiant mais il est un peu raté.

On sort étourdi de ce très grand moment. Magnifiques prestations de Denoke et de Keenlyside. On va prolonger l'émotion en se replongeant dans la partition et dans le Jouve/Fano (un des meilleurs livres de musique jamais écrits).