Content d'avoir retrouvé la trace d'un texte qui m'avait marqué, il ya longtemps (et dont on trouve la trace ici), et dont je me souvenais mal (je croyais que c'était un éloge de Varèse alors qu'il s'agit d'un éloge de Xenakis). Dans son dernier opus, Une rencontre, Kundera reprend un court texte qu'il avait publié sur Xenakis en 1980, qu'il truffe de deux interludes et insère dans une partie sur le "rêve de l'héritage intégral" (chez Xenakis, c'est évidemment le refus de l'héritage intégral). Dans le début du texte, Kundera explique que c'est à la suite de l'invasion russe en Tchécoslovaquie qu'il est tombé amoureux de la musique de Xenakis et de Varèse, à un moment de désenchantement sur l'homme "toujours prêt à justifier sa barbarie par les sentiments". J'en viens à ce que je veux recopier - qui à la fois m'amuse et me semble très juste - et me conforte dans mon idée (récemment vérifiée) qu'avoir la larme facile, disons, sur l'adagio du Spartacus de Katchtchaturian, prédispose dangereusement à se comporter comme la pire des plus crapules (houlla! je pressens que je ne vais pas me faire que des amis).
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A propos des sentiments justifiant la cruauté humaine, je me rappelle une réflexion de Jung. Dans son analyse d'Ulysse, il appelle James Joyce "le prophète de l'insensibilité": "Nous possédons, écrit-il, quelques points d'appui pour comprendre que notre duperie sentimentale a pris des proportions vraiment inconvenantes. Pensons au rôle réellement catastrophique des sentiments populaires en temps de guerre.(...) La sentimentalité est une superstructure de la brutalité. Je suis persuadé que nous sommes prisonniers (...) de la sentimentalité et que, par suite, nous devons trouver parfaitement admissible que survienne dans notre civilisation un prophète de l'insensibilité compensatrice".
Bien que "prophète de l'insensibilité", James Joyce pouvait rester un romancier. Je pense même qu'il aurait pu trouver dans l'histoire du roman les prédécesseurs de sa "prophétie". Le roman en tant que catégorie esthétique n'est pas nécessairement lié à la conception sentimentale de l'homme. La musique, en revanche, ne peut échapper à cette conception-là.
Un Stravinsky a beau récuser la musique come expression des sentiments, l'auditeur naïf ne sait pas la comprendre autrement. C'est la malédiction de la musique, c'est son côté bête. Il suffit qu'un violoniste joue les trois premières longues notes d'un largo pour qu'un auditeur sensible soupire: "Ah, que c'est beau!" Dans ces trois premières notes qui ont provoqué l'émotion, il n'ya rien, aucune invention, aucune création, rien du tout: la plus ridicule "duperie sentimentale". Mais personne n'est à l'abri de cette perception de la musique, de ce soupir niais qu'elle suscite.
La musique européenne est fondée sur le son artificiel d'une note et d'une gamme; ainsi se trouve-t-elle à l'opposé de la sonorité objective du monde. Depuis sa naissance, elle est liée, par une convention insurmontable, au besoin d'exprimer une subjectivité. Elle s'oppose à la sonorité brute du monde extérieur comme l'âme sensible s'oppose à l'insensibilité de l'univers.
Mais le moment peut venir (dans la vie d'un homme ou dans celle d'une civilisation) où la sentimentalité (considérée jusqu'alors comme une force qui rend l'homme plus humain et pallie la froideur de la raison) est dévoilée d'emblée comme la "superstructure de la brutalité", toujours présente dans la haine, dans la vengeance, dans l'enthousiasme des victoires sanglantes. C'est alors que la musique m'est apparue comme le bruit assourdissant des émotions, tandis que le monde de bruits dans les compositions de Xenakis est devenu beauté; la beauté lavée de la saleté affective, dépourvue de la barbarie sentimentale.
Kundera, Une rencontre, pp 94-96