Add du 24/09: j'ai rajouté dans la radio de très larges extraits de l'opéra (tout l'acte I, la fin de l'acte II, le prélude de l'acte III et le début de la scène des adieux)
Attendu que
- j'ai de nouveau une vision d'ensemble de l'oeuvre après l'avoir vue vendredi (et que ça ne va pas durer)
- je suis infoutu de retrouver mes notes de cours d'analyse des années 80
- je me suis replongé dans la partition,
voici ce que je crois comprendre de l'opus magnum de Dukas et dont je veux garder la trace car ça m'évitera de réinventer l'eau tiède quand j'aurai tout oublié.
Dukas thèmes A et B: Ariane est un opéra à leitmotive (comme Pelléas, comme le Ring) mais resserré sur un petit nombre de thèmes qui apparaissent tôt dans la partition et irriguent les trois actes. Si Barbe bleue ne chante pas grand chose par rapport à ses femmes qui ont les premiers rôles, à l'orchestre, c'est une autre distribution des rôles; l'opéra commence avec deux thèmes associés à Barbe-Bleue; le premier ressemble à son château (deux octaves descendants se succédant)
et le second est un thème-catastrophe, en chute libre (couleur gamme par tons).
A Ariane sont associés (au moins) deux thèmes importants. Le premier, héroïque, sera varié dans la séquence des portes/couleurs/bijoux (on peut l'appeler Ariane lumière). Il apparaît aussi avec une rythmique désamorcée (que des noires à 6/4, dans la séquence centrale de l'air des diamants) et figure alors une Ariane calmée, arrivée à ses fins, que l'on retrouvera à la fin de l'acte II.
Le second est un thème de mouvement (Ariane tête chercheuse; on pourrait l'appeler le thème va chercher, Bergotte). C'est lui que l'on entend, tous trombones déployés, au début du second acte, un acte où l'on a bien besoin de ce carburant pour retrouver la lumière du jour.
Enfin, trois autres thèmes me semblent cruciaux: celui des paysans
(qui apparaissent sous toutes sortes de rythmiques, à l'acte I et III)
celui des femmes - la fameuse chanson d'Orlamonde.... qui existe sous forme longue, mais apparaît aussi très souvent de façon souterraine, notamment à l'acte II,
et celui d'Alladine, disait ma prof-qui aimait-plus-les-femmes-que-les-hommes. Il surgit à l'acte II, quand on fait connaissance de cette femme "qui ne parle pas notre langue", et devient central à l'acte III, notamment dès son (sublime) prélude. J'ai du mal à croire qu'un thème aussi doloureux et éloquent soit associé au personnage un peu secondaire d'Alladine; mais peut-être je me trompe; au fond, Alladine ne chante pas mais l'orchestre est toujours très éloquent quand elle intervient- serait-elle une Péri ? une déesse de la musique ? Quoi qu'il en soit, le traitement de ce thème par Dukas l'acte III renvoie à une musique de l'échec (on pense à Parsifal), à la faillite de la mission d'Ariane....
Dukas en fa# Quelques mots sur le trajet harmonique: tout l'opéra est en fa#; l'acte I commence en fa# mineur, le thème et variations des bijoux aboutit sur fa#majeur, l'apparition des femmes se fait en ré#mineur (son relatif), l'acte finit en fa# majeur (avec une magnifique coda qui réconcilie tous les thèmes antagonistes, comme dans toute forme sonate qui se respecte). L'acte II, cette grande recherche de la lumière, démarre en mib mineur (enharmonique de ré#mineur), se dirige vers do majeur, et conclut en si majeur. L'acte III finit en fa#mineur, comme l'opéra avait commencé.
Dukas d'or (du cador ?): L'opéra est largement truffé de musique en gamme par tons, mais qui sert de faire-valoir aux grands climax bien tonaux (l'air des diamants, la fin du second acte avec sa glorification de midi). Dukas apparaît comme un musicien des Lumières, comme le continuateur du Beethoven de Fidelio ou de la 5ième symphonie (c'est ça qui peut apparaître un peu irritant). De ce point de vue le dispositif scénique de la Bastille était intéressant, avec ces souris de laboratoire trottant d'une cage à une autre.
Dukas musicien de la Très Grande Forme: De l'acte I à l'acte III, mêmes ingrédients, symétries. L'opéra finit en fa#mineur, comme il a commencé. La musique dernière partie de l'acte III (Barbe-bleue à terre) liquide le thème du château (du début de l'acte I): les deux octaves descendants sont harmonisés différemment d'à l'acte I et apparaissent étales, inanimés, inopérants. A l'acte III, cette scène où les cinq femmes se pomponnent sous la supervision d'Ariane mettant en valeur qui une chevelure, qui des épaules etc... fait écho à la scène des cinq portes au premier acte, mais en valse à six temps, sur un mode badin et enjoué. C'est clairement la même musique; de même que la lumière sépare les couleurs, Ariane révèle chacune de ces femmes. Je ne parle même pas de la scène des paysans (avec à l'acte III ce curieux moment de bordel néo-classique sur "Au clair de la lune" !)
Parsifal, de Dukas La musique qui m'a le plus impressionné vendredi, c'était ce magnifique prélude de l'acte III, avec ce thème dolent, fauve aux altos et aux violons 2, dont j'ai parlé plus haut. A la fin de ce prélude apparaît un thème en quintes ascendantes, liées; c'est le renversement de ce thème descendant Barbebleue catastrophe, et c'est la musique qui illustrera le départ d'Ariane pour d'autres planètes (pour rester dans le registre d'une autre musique d'adieu lunaire en fa#mineur, celle de l'opus 10 de Schoenberg bien sûr).
Dukas l'as de la formule Si les formules choc de Maeterlink ne font pas toujours mouche, celles de Dukas sont aussi concentrées et fulgurantes que celles de Wagner. Je pense aux premiers mots d'Ariane, cet extralucide Elles ne sont pas mortes, qui marque une rupture du discours après le caquètement apeuré de la Nourrice; le thème Barbe bleue catastrophe y est méconnaissable, tout inoffensif, assaissonné aux cordes avec une sauce douceâtre. Je pense aussi à ce - Vous aussi ? -Moi surtout, où le thème héroïque d'Ariane explose comme une bulle de saveurs (avec des épices corsées).
Ariane, opéra de l'échec de l'analyse ? si le spectateur croit à l'acte III avoir démêlé l'écheveau des thèmes A et des thèmes B, attribué à qui de droit ses chevelures postiche, repéré les symétries et les chausse-trapes du château, la fin de l'opéra signe peut-être son échec..... (je vais me coucher)
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