Lucia di Lammermoor, à la Bastille
Quand j'écoute Lucia, je me demande d'où vient l'émotion (car émotion il y a). Ma conclusion (provisoire): ça vient des voix, exclusivement. Même aux grands moments (à l'acte I, l'air de Lucia; à l'acte II, le duo entre le frère et la soeur, puis, à l'arrivée d'Edgardo, le sextuor; à l'acte III, l'air de la folie puis le suicide, et les deux airs d'Edgardo), difficile d'identifier un sentiment dans cette série de om-pa-pa; la seule chose qui change, c'est le tempo et la densité d'ornements, ce n'est pas assez pour définir une atmosphère. Dans un opéra de Wagner, de Mozart, de Rameau, on perçoit tout de suite l'accablement, la rage, l'étonnement; là...c'est toujours un peu la même chose, d'un peu indéfinissable...l'état victorieux, sportif du chanteur qui finit sa vocalise. Comme disait le père Igor: "Je considère la musique, par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc... L'expression n'a jamais été la propriété immanente de la musique". En écoutant l'air de la folie par exemple, on se disait que s'il n'y avait pas le glass harmonica (comme ici) pour suggérer l'étrangeté et pour baliser le territoire (ailleurs: des cors, des trombones font chasse ou cimetière), la musique de cette scène pourrait tout autant suggérer une aube d'été en montagne, la découverte d'une nouvelle marque de yaourts au supermarché du coin que le début de la fin pour une femme qui sombre dans la folie. Même remarque pour le sextuor de l'acte II, dont Rosen loue la banalité; M** me dit que les six personnages expriment tous des sentiments différents - dans le texte sans doute, dans la musique, certainement pas. Une production magnifique, donc, grâce aux voix : Natalie Dessay (grande présence scénique, voix plus grave et dramatique que je ne m'y attendais; déchaînée au moment des rappels, elle a tenu à faire la nique au public en marquant ostensiblement son soutien à Andrei Serban), mais aussi Ludovic Tézier (Enrico) et Matthew Polenzani (Edgardo). Je ne comprends pas l'hostilité suscitée par la mise en scène. Elle n'est même pas anachronique, elle a le mérite de la cohérence et suit bien la trame de la musique. Add: pour les liens vers d'autres compte rendus, aller chez Kozlika ici (et aussi ici et là en attendant un très probable quatrième billet)