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zvezdoliki
2 septembre 2005

Graal Théâtre, de Florence Delay et Jacques Roubaud

Fini Graal Théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud. Voilà un livre pour lequel je suis prêt à me battre ! Un livre à lire à haute voix (c'est du théâtre, avec didascalies et répliques), à refeuilleter (car ça bourgeonne de toutes parts), qu'on a envie, à peine fini, de reprendre au début (car la fin éclaire tout le cycle).

Une forme en arche pour ce livre en dix branches qui joint au cycle de la Table Ronde celui du Graal. Les deux premiers livres (Joseph d'Arimathie, Merlin), consacrés aux Commencements, décrivent l'institution de la Table Ronde par Merlin et la genèse de la malédiction de la dynastie du Roi Pêcheur qui attend la délivrance, enfermé dans son château de Corbenic où il garde le Graal. Ces deux livres sont marqués par des figures d'inceste fondateur, aussi bien sur le versant arthurien (Arthur séduit sans le savoir sa soeur, leur fils Mordred finira par entraîner la ruine de son père) que sur celui Graal (Joseph d'Arimathie et sa soeur). Les six livres qui suivent relatent les Temps Aventureux et mettent en scène les chevaliers de la Table Ronde, Gauvain, Perceval, Lancelot du Lac, dont le point commun est d'avoir été en contact avec le Graal sans avoir su, par faiblesse humaine, délivrer le Roi Pêcheur. Les deux derniers livres décrivent la déchéance de la Table Ronde qui se disperse pour retrouver le Graal; Galaad (décrit comme un robot éblouissant, le héros de la Foi dans toute son intransigeance) finit par délivrer le Roi Pêcheur et le roi Arthur est défait à la bataille de Salesbières (le Camlaan de Michel Rio)- dans des pages magnifiques où le théâtre cède la place au grand poème épique.

Derrière ces personnages principaux s'agitent toute une forêt de personnages secondaires: des chevaliers inexistants et des barons perchés, une "demoiselle au radar", une "demoiselle au carrefour", une "demoiselle dont la condition est que l'on couche avec elle", une "demoiselle hideuse"......et trois grandes dames: Morgane, Guenièvre et Viviane. Et puis, last but not least, mon héros: Galehaut, l'amoureux de Lancelot. Ce roi terrible dont les forteresses finissent par s'écrouler par amour, ce Geschwitz qui dépérit de voir Lancelot dépérir par amour de Guenièvre. Et puisqu'on est dans ce registre, entre nous, Arthur n'est pas non plus bien net, à dépérir dès que Gauvain n'est pas là.....

Graal Théâtre est une somme d'une ampleur impressionnante. C'est l'aboutissement d'un travail de 25 ans et d'une intimité avec les grandes sources - Chrétien de Troyes, Wolfram von Eschenbach et les autres. Le texte convoque aussi les Evangiles (la première réplique c'est: JESUS: -J'ai soif), mais aussi la littérature moderne, de Cervantès (Ké qui prend le Graal pour un plat à barbe) à Calvino. Il y a une forêt de références érudites qu'on imagine plus qu'on ne les dépiste (notamment celle sur la mesure, le concept médiéval provençal bien connu, m'a laissé passablement rêveur). C'est avant tout une réflexion sur le texte et sa transmission. Le scribe, Blaise, l'homme de Merlin dans sa prison d'air, est un des acteurs du récit que Delay et Roubaud opposent aux pédants de l'Université (Septime et Optime de Lorette....). Guenièvre lit le roman de Tristan et Yseult, et le lecteur reconnaît ici ou là le chant de l'aube de l'acte II de Tristan.....

Les branches se répondent, le texte se répète, en vrai chou-fleur breton, avec des court-circuits, des redites comme un jeu de l'oie: ce sont ces figures du roman de chevalerie que l'on rejoue à certains moments sans conviction, qui retrouvent de la sève pour peu qu'ils soient joués avec les personnages qui conviennent. Un peu comme ce chevalier qui arrive partout au milieu des repas, quel goujat, avec une épée à travers le corps et qui dit: "Celui qui m'ôtera cette épée devra jurer sur les saints qu'il tirera vengeance de tous ceux qui lui diront aimer plus celui qui me blessa que moi-même". L'aventure, c'est l'aventure du texte, avec ces performatifs insolents, ces défis que l'on lance, ces dons contraignants que l'on ne peut refuser si on les reçoit. C'est l'aventure de la combinatoire, de l'intellect, comme cette histoire des maris trompés de Bagdad que l'on résout avec une démonstration par récurrence. C'est ce goût du texte qui disparaît dans les dernières branches, avec la dispersion de la Table ronde, quand se perd cette ambiance de festin d'Astérix: on dresse le couvert et on attend que surgisse l'aventure.

J'ai omis l'essentiel: c'est un livre ambitieux, mais surtout drôle, désinvolte (avec de délicieux anachronismes bien dosés), parfois potache, toujours frais malgré la réflexion théorique et le goût de l'abstraction. Un immense plaisir de lecture.

Lire aussi ici une critique intéressante et  une interview des scribes, Delay et Roubaud.

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