Désolé, je dois avoir attrapé le virus, pas plus que Messiaen, je n'ai su faire court.
SFDA et moi en 1983. Saint-François d'Assise, l'opéra de Messiaen, c'est une longue histoire pour moi. J'en ai vu des bouts à la télé dans les années 80. A l'époque j'étais au Conservatoire et en classe d'analyse on travaillait sur les Trois petites liturgies: j'adorais ça et, toujours prêt à tout, je sautillais dans les couloirs en chantonnant: "il est venuuu le bien aimé, c'est pour nous, POUR NOUS !" et en secouant mes couettes. A l'époque, j'aimais tout Messiaen jusqu'à Chronochromie inclus. De St François, en 1983, le consensus, enfin, ma prof d'analyse, qui était le centre du monde du moment, disait le plus grand mal: " il n'y a rien de nouveau par rapport aux grandes oeuvres des années 40, c'est ennuyeux, c'est irreprésentable, c'est mystique". Donc fermons le ban, je n'avais pas vraiment fait l'effort de m'y intéresser.
Messiaen est mort. Aujourd'hui, Messiaen est mort depuis 12 ans. Avec un peu de recul on peut réévaluer l'oeuvre, que je vois dans son intégralité pour la première fois. Il faut se rendre à l'évidence: ma prof vénérée d'analyse avait parfaitement tort (jalouse, va !), ça tient très bien le coup. Comme le dit justement Cambreling c'est une oeuvre facile d'accès pour le profane tout en étant d'une complexité redoutable pour le musicien (ce qui est un bon cahier des charges, de mon point de vue). J'ai eu en fait le déclic en écoutant l'oeuvre dans sa continuité; ça m'était déjà arrivé avec les Troyens, opéra auquel je ne comprenais rien avant de l'avoir vu in extenso. Oui, c'est très long... mais après tout moins que la Tétralogie. Et puis, au fond, c'est une succession de très petites formes, pas une série de mouvements lents à la Bruckner; la preuve, j'arrive à faire tenir en 4' le chant de l'ange dans la radioblog. C'est Boulez, je crois, qui disait avec son impayable humour à froid que Wagner était un champion de la petite forme; et bien Messiaen c'est un peu pareil.
Oui, c'est une musique avec des répétitions. Mais c'est un ingrédient de base, en musique, la répétition. Comme chez Wagner, on peut aller à la pêche aux leitmotivs: par exemple, sur laradioblog, a et c démarrent avec le motif, associé à François. De même, le rythme dochmiaque (frappant, si j'osais) avec lequel l'Ange frappe à la porte est réutilisé, tel quel, au moment où François reçoit les Stigmates. Mais Messiaen va plus loin: à la différence des classiques, par exemple, il répète de façon quasi littérale des séquences assez longues, très fragmentées; hétérogènes. C'est un véritable plaisir (comparable à la mémorisation du montage/remontage de la 12-7) de reconstituer la précieuse mécanique de l'enchaînement de ces petites cellules, comme si on répétait des phrases très complexes qu'on ne comprend pas. On a ce phénomène dans la scène des laudes, où les répétitions suivent les strophes du texte. Mais c'est aussi très net dans la scène de l'ange voyageur. Cette scène, très vivante chez Nordey, représente l'ange sans ses attributs d'ange (ses ailes dans un coffre à roulettes) qui vient frapper à la porte du monastère, se fait éconduire, et revient à la charge: à ce moment là on redéroule toute la scène, comme s'il ne s'était rien passé, d'où le comique de situation que j'évoquais avant-hier.
Un retable....mais une gradation dramatique En somme, c'est une musique sans transformation, avec que des aplats, en phase avec la peinture de l'époque de François. Ce qui me frappe, c'est que Messiaen décrit l'approfondissement d'une expérience, pas la conversion. Pour reprendre une lecture récente, rien à voir avec Bobin qui évoque en détails le moment où François tourne le dos aux richesses. Rien à voir non plus avec le monde de la forme sonate, où le matériau est transformé, ici c'est un système clos: le matériau musical, somptueux, richissime, est donné, comme un trésor et n'évolue pas (enfin, je ne crois pas). Cela n'empêche pas qu'il y ait une gradation dramatique : le premier acte est tendu vers le baiser au lépreux, avec un premier trajet de l'ombre à la lumière; le deuxième acte est centré sur l'ange et les oiseaux, le troisième introduit les choeurs pour les épreuves, les stigmates et la mort, avant la joie de la vie nouvelle. Nordey a organisé de façon très intelligente à mon sens le passage de l'horizontal au vertical: on passe d'un petit carré sur terre (les fondations de l'Eglise ?) à une porte qui est aussi une question, à un mur de cathédrale avec deux statues, à un triptyque de couleurs pour aboutir à un retable en cinq panneaux qui reprend tous ls éléments.
Gros naïf, va. Ce qui est beau aussi, c'est la volatilité des humeurs de cette musique, qui bouge tout le temps, sans illustrer mécaniquement le texte. Un mélange de naïveté et d'hénaurme, qui tend vers la joie. C'est naïf comme Pelléas l'est, comme Siegfried l'est : excusez du peu. Les scènes kitsch (il n'y en a pas chez Debussy) ne sont jamais longues- en tous cas elles sont beaucoup plus courtes que les moments d'extase chez Wagner. Un ami que je ne vais pas griller ici dit que la différence entre la musique contemporaine allemande et la française, c'est que les Allemands refusent absolument le kitsch, moyennant quoi leur musique oscille entre le presque-beau et l'horrible; alors que les Français refusent absolument le laid, moyennant quoi leur musique oscille entre le beau et le kitsch. Héhéhé.
Et la croix dans tout ça ? où elle est la croix ? Un dernier mot: je crois avoir dit tout le bien que je pensais de la mise en scène de Nordey, je n'ai pas de problème avec le fait qu'un incroyant s'approprie cette oeuvre. Mais tout de même, ne pas représenter du tout la croix dans une oeuvre où elle est présente du tout début à l'extrême fin frise le contresens. Surtout quand on remplace la lumière de la croix par ce qui est en train de devenir un des pires clichés des mises en scène d'opéra récentes: une rampe de scène aveuglant le public.