Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu être aveugle à ce point. Quand ma soeur m'a appris, par SMS, jeudi, qu'elle et mes parents iraient à la manif du 13, je suis tombé des nues. J'avais bien trouvé suspect que mes parents prévoient 15 jours à l'avance d'être "à Paris à la mi-janvier", alors que jamais ils ne sont fichus de réserver un train ou de s'astreindre à un calendrier un peu fixe. Ils m'avaient juste dit qu'on trouverait bien le temps de se voir mais je n'avais pas vraiment fait le lien, en me disant que sur ce sujet chaud, ils adopteraient une neutralité prudente, comme à Noël où nous avons évité les sujets qui fâchent.
Je ne sais pas si mes parents y sont allés, finalement, mais peu importe. J'ai eu un échange de mails avec mon père, j'ai commencé par lui écrire que j'étais consterné qu'ils y aillent et lui suggérais quelques bonnes lectures. Il m'a répondu avec un message très affectueux, dans lequel il m'expliquait qu'ils iraient manifester, ma mère et lui, si le pied de ma mère allait mieux et si elle n'était pas trop fatiguée; qu'il était contre le projet de loi et que sa démarche n'était pas dirigée contre moi; qu'il me remerciait de ces bonnes lectures mais que lui aussi avait lu des anthropologues, des psychiatres et des rabbins, que sa conviction était faite.
J'ai renvoyé un message un peu plus agressif, dans lequel je commençais par lui faire remarquer qu'il avait peut-être lu des anthropologues, des psychiatres et des rabbins mais qu'il avait juste oublié de parler du sujet avec son fils et le garçon avec lequel il vit depuis 19 ans; que ce garçon et moi-même soutenions activement ce projet de loi; qu'il avait peut-être "oublié" ce qu'il sait pourtant depuis 19 ans, à savoir que je vis avec un garçon; qu'il s'apprêtait à manifester directement contre l'ouverture de droits à une minorité à laquelle j'appartiens; qu'il était hors de question de prétendre qu'il n'allait pas manifester contre moi. Je lui ai aussi raconté quelques unes des réponses que G a reçues de sa famille après avoir envoyé un message un peu analogue, lui disant que sur un échantillon large il y avait un partage très net entre les idéologues abrutis et ceux qui se souciaient vraiment de lui.
Nous en sommes là. J'ai fait passer à ma soeur le message qu'il était mieux pour la sérénité de tous que nous évitions de nous rencontrer en vrai ces jours-ci (je suis peut-être aveugle mais je sais aussi que je suis aussi soupe au lait qu'eux, et pour cause). Elle m'a fait passer le message qu'ils vont sans doute faire profil bas, concéder une rencontre qui s'annonce protocolairement aussi complexe que celle du Camp du Drap d'Or, dans des conditions "acceptables pour les deux parties". Il a été très facile de dissuader ma soeur d'aller à cette manif; elle voulait y aller pour des raisons qui n'avaient pas grand chose à voir avec le sujet du jour.
L'essentiel n'est pas là. Ce week-end, il m'est enfin devenu clair que mes parents sont des militants actifs de la discrimination. Des militants actifs, en train de faire leur coming out. Pas comme je le croyais, des parents perturbés par la révélation de l'homosexualité de leur fils, qui préfèrent se voiler la face sans assumer et qu'il faut ménager et traiter avec humanité et délicatesse. Non, ils sont cohérents dans leur défense active du sacrement du mariage comme seule réalité sociale digne de reconnaissance et dans leur rejet de l'homosexualité. Oui, c'était important pour eux d'aller se déplacer pour crier qu'un couple homosexuel, ça ne vaut pas et ça ne vaudra jamais un couple hétérosexuel. C'est cohérent avec tout le reste; cette façon qu'a ma mère de détourner la conversation dès que je parle de G; le fait qu'ils ne l'ont jamais invité, qu'ils ne se sont jamais intéressés à lui; ces efforts permanents déployés pour gommer son existence, auprès de mes neveux, auprès du reste de la famille, au nom de la protection de l'enfance, au nom de l'homophobie qui est partout là, vous serez tellement mieux dans le placard, hein bien sûr. Mais bien sûr à leurs yeux ce n'est pas de l'homophobie; c'est la seule attitude compatible avec la protection de la seule réalité sociale digne de reconnaissance, la famille et les enfants. J'irai défiler le 27 janvier pour une autre idée du mariage, comme je l'ai fait le 16 décembre. Et j'en informerai l'ensemble de la famille.